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L’Ukraine ébranlée

14/02/2014

L’Ukraine ébranlée

Secouée depuis plusieurs mois par une forte contestation dans les rues des principales villes du pays, l’Ukraine vit la crise la plus aiguë depuis son indépendance formelle en 1991. Au-delà de ce qu’affirmait la presse impérialiste, le mécontentement populaire répond ã des causes bien plus profondes que de simples « aspirations européennes ». En effet, la dégradation des conditions de vie et les humiliations constantes depuis plus de vingt ans d’un régime politique complètement corrompu, sont les éléments fondamentaux qui permettent de comprendre cette explosion sociale.

L’élément déclencheur des mobilisations contre le gouvernement de Viktor Ianoukovitch a été son refus, à la dernière minute, de signer un accord d’association avec l’Union Européenne (UE) préférant signer un accord avec la Russie, fin novembre 2013. Immédiatement après, des milliers de personnes ont manifesté dans les rues de Kiev. Au début, c’est l’exigence de reprise des négociations avec l’UE qui fut mise en avant par les manifestants ; certains dirigeants impérialistes comme la déléguée aux affaires étrangères de l’UE, Catherine Ashton, et l’ancien candidat à l’élection présidentielle des Etats-Unis, le sénateur républicain John McCain, se mêlant même aux manifestants sur la Place de l’Indépendance (Maïdan). Cependant, au fur et ã mesure des semaines, le ton allait changer, les revendications « pro-UE » allaient commencer à laisser la place ã une contestation de la répression d’Etat et, plus en général, du régime instauré depuis la chute de l’URSS et de l’indépendance formelle du pays.

Ce sont notamment les lois anti-manifestations votées d’une façon plus que controversée par le Parlement le 16 janvier dernier qui ont marqué un tournant dans la radicalisation des manifestations et des affrontements avec les forces répressives de l’Etat. En effet, ces lois introduisaient « un certain nombre de restrictions aux libertés d’expression, d’assemblée et de manifestation, assorties de lourdes amendes et peines de prison. Des sanctions pénales [étaient] réintroduites contre les actes de diffamation, clause qui avait été supprimée en 2001. Tout accès ã Internet [pouvait] être coupé par les forces du SBU (Service de Sécurité d’Ukraine). Ces dernières [obtenaient] d’ailleurs de nouvelles prérogatives dans leurs investigations, tandis que la protection des juges et hauts fonctionnaires de l’Etat [était] renforcée. Un passeport [était] désormais nécessaire pour acheter une carte SIM de téléphone. Toute participation ã une manifestation avec un casque ou un uniforme [était] interdite. Les colonnes de voitures de plus de 5 véhicules [étaient] prohibées. (…) Dans une tribune de l’hebdomadaire The Kyiv Post, la journaliste Katya Gorchinskaya s’amusait du fait que ‘‘même les embouteillages de voiture sont désormais interdits en Ukraine’’ » [1]. Finalement, sous la pression de la rue et une situation qui semblait de plus en plus incontrôlable ces lois ont été annulées le 25 janvier dernier par le parlement.

Une forte répression

La répression déclenchée par le gouvernement du Parti des Régions, auquel appartient le président Ianoukovitch, est l’un des facteurs les plus importants pour comprendre la contestation en cours. En effet, plusieurs morts et des enlèvements de militants ont été signalés, comme ce fut le cas pour Ihor Loutsenko un manifestant retrouvé vivant avec des marques de tortures le lendemain dans une forêt près de Kiev, ou encore de Yuriy Verbytsky, kidnappé par des inconnus dans un hôpital de la capitale et retrouvé mort dans la forêt. Un autre cas très médiatisé est celui de Dmytro Boulatov, leader du mouvement « avtoMaïdan », qui a été séquestré et torturé pendant huit jours. Lui aussi a été libéré dans une forêt près de Kiev. Mais le nombre de « disparus » est très élevé, près de 40 selon les sources. Les gens ayant occupé la Place de l’Indépendance (Maïdan) ont même dû improviser un hôpital pour soigner les blessés eux-mêmes car les manifestants ont peur de se faire arrêter ou enlever dans les hôpitaux publics. Cette situation de répression a également poussé les occupants de Maïdan ã organiser des « milices » d’auto-défense, au sein desquelles des militants d’extrême-droite et des hooligans jouent un rôle important.

Une situation économique désastreuse

Rares sont les analyses, notamment de la presse bourgeoise, qui rappellent la situation économique catastrophique de l’Ukraine comme un facteur fondamental du mécontentement populaire, au-delà des revendications que certains mettent en avant dans l’immédiat. En effet, on préfère parler du « rêve européen » de la « société civile ».

Or, l’Ukraine a été l’un des pays les plus durement frappés par les effets de la crise économique mondiale. Comme le montre Catherine Samary : « Après le choc brutal de 2009 (près de 15 % de récession), la reprise a été fragile en 2010 et 2011, accompagnée d’une flambée du déficit public (passant de -1,5 % en 2008 ã -4 % en 2009 et ã -6 % du PIB en 2010) et d’un retrait massif des banques occidentales, comprimant les crédits. Le gouvernement a préféré soutenir la consommation par une politique de dépense publique expansionniste, se heurtant de plein fouet au FMI : celui-ci, en dépit d’une dette publique globale relativement modérée (inférieure ã 40 % du PIB, comme c’est souvent le cas en Europe de l’Est), prônait, comme ailleurs, la contraction des dépenses publiques – notamment des salaires des fonctionnaires – et le relèvement des tarifs d’énergie payés par les entreprises à l’État. Le refus du gouvernement d’obtempérer, par crainte d’une explosion sociale, laissait en même temps le pays confronté ã une dette ã court terme, dont le montant excède les réserves du pays (158 % de celles-ci selon les Études du CERI de décembre 2013). Après une croissance quasi nulle en 2012, l’Ukraine était ã nouveau en récession (-0,5 %) en 2013 et confrontée ã une dégradation de ses comptes extérieurs et au risque de se trouver en cessation de paiement » [2].

Mais les problèmes économiques du pays ne datent pas du début de la crise capitaliste de 2007. En effet, l’Ukraine est l’un des pays de l’ancien « bloc soviétique » qui a subi le choc économique le plus fort pendant la-dite « transition » (restauration du capitalisme). Ainsi, en 1999 le PIB était descendu ã 38% du niveau de celui de 1989, les conditions de vie et de travail s’étaient fortement dégradées [3] et les salaires avaient fortement diminué (en 1993 déjà , le niveau des salaires réels était de 57,6% ceux de 1991). Pour certains analystes, l’Ukraine est le pays qui a connu « la plus profonde récession des économies en transition n’ayant pas été affectées par la guerre ».

Derrière des projets politiques bourgeois

Si l’on prend en compte cette situation économique dégradée et le fait que depuis son indépendance formelle l’Ukraine est très dépendante économiquement de la Russie (travers les menaces sur le prix du gaz russe ainsi que sur l’accès au marché russe, fondamental pour l’économie ukrainienne), on comprend que pour une partie importante de la population la signature de l’accord avec la Russie signifiait la continuité dans une voie de dégradation des conditions de vie. A cela il faudrait ajouter un élément politique : le refus et la crainte de voir l’Ukraine se diriger vers l’imposition d’un régime « à la Poutine », c’est-à-dire plus bonapartiste.

Des secteurs de la population, notamment dans l’Ouest du pays, pensent avoir raté une opportunité de se rapprocher de l’UE dans la perspective d’une intégration de l’Ukraine comme Etat associé. C’est sur ce sentiment que l’opposition de droite a voulu jouer en instrumentalisant les mobilisations. L’intégration à l’UE, pour les populations de l’Ouest, pour certaines davantage tournées vers la Pologne, mais aussi pour certaines fractions de la jeunesse, constituerait à leurs yeux une amélioration de l’économie du pays, mais aussi une « démocratisation » de son régime politique complètement corrompu et à la merci des oligarques. Une sorte de garantie contre les « dérives autoritaires » de leur gouvernement.

La crise économique, sociale et politique profonde dans laquelle se trouvent des pays relativement importants de l’UE (l’Etat Espagnol, l’Italie, la Grèce) et les « recettes » prônées par la « Troïka » dans ces pays n’ont pas complètement douchés cet enthousiasme initial, ni même le fait que « l’intégration » des pays d’Europe Centrale et Orientale à l’UE a, de fait, signifié un approfondissement et de leur semi-colonisation et de leur transformation en arrière-cour des impérialismes principalement allemand, mais aussi français, italiens ou encore britanniques – autant d’éléments qui laissent de grands doutes sur une « perspective heureuse » pour l’Ukraine au sein de l’UE.

L’opposition pro-UE

Suite aux mobilisations s’est constituée une sorte « d’entente » entre les trois partis d’opposition, représentés au Parlement qui tente de diriger le mécontentement sans y parvenir réellement. Ainsi le parti des libéraux, « Patrie », de l’ancienne présidente Iulia Timochenko et dirigé actuellement par Arseni Iatseniouk (25% des voix aux élections de 2012) ; le parti Udar (« le coup » en ukrainien), de l’ancien boxeur Vitali Klitschko (13%), lié à la CDU d’Angela Merkel, et finalement le parti néo-fasciste Swoboda (10%), proche du Jobbik hongrois et du FN en France, très présent dans l’ouest du pays. Rappelons que le bloc gouvernemental est constitué du Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch (30% des voix) et du Parti Communiste (13%).

La presse impérialiste et les dirigeants de l’UE, notamment au début des mobilisations, ont essayé de passer plus ou moins sous silence la participation de Swoboda dans cette « entente », ce dernier étant un « partenaire encombrant ». Plus tard on a dû dénoncer ses « dérives » les plus ouvertement antisémites. Cependant, Swoboda est déterminant pour l’alliance sur laquelle s’appuient les pays impérialistes. En effet, « avec 10%, Swoboda c’est le quatrième parti le plus fort dans le parlement. Klitschko et le parti de Timochenko ont besoin de leur soutien. Plus encore, ce parti joue un rôle central dans les mobilisations. (…) ‘On a des différences idéologiques mais il y a deux choses qui nous unissent’, dit Klitschko. ‘Nous luttons contre ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui et nous voulons des valeurs européennes pour notre pays’ » [4]. Même si ça peut sembler paradoxal, ces « aspirations européennes » ne sont pas niées par les dirigeants de Swoboda, au contraire. Un de ses leaders déclarait ouvertement : « [l’intégration à ] l’UE c’est la seule possibilité pour nous de défendre notre pays contre la pression russe » [5].

Malgré cela, lors des rencontres entre les dirigeants impérialistes et l’opposition, on essaye de laisser Swoboda de côté, ou en tout cas de les rencontrer mais en toute discrétion (comme le fit Victoria Nuland, ministre adjointe américaine des Affaires étrangères il y a quelques jours). Il en va de même avec les propositions du pouvoir. Ainsi, pour calmer la situation, le président Ianoukovitch avait proposé au leader des libéraux Arseni Iatseniouk le poste de premier ministre et ã Vitali Klitschko le poste de vice-premier ministre délégué aux droits humains, sanr ien proposer ã Oleg Tiagnybok, le dirigeant de Swoboda.

Alors que Iatseniouk, s’était montré plutôt « ouvert » à la proposition du pouvoir, mais la pression des manifestants l’a fait reculer, un autre élément important explique cette réticence de l’opposition « modérée » ã s’arranger avec Ianoukovitch. Pour elle, il faut éviter de laisser le terrain libre pour que Swoboda et les groupes d’extrême-droite deviennent les seuls représentants de l’opposition au gouvernement. Ainsi, « plutôt que de permettre ã Klitschko et ã Iatseniouk de prendre leurs distances vis-à-vis du leader d’extrême-droite, le pacte [proposé par le gouvernement] aurait permis ã Tiagnybok [de Swoboda] de se présenter comme le seul leader de l’opposition encore loyal aux manifestants. Ainsi, le départ [de Maïdan] des politiciens modérés (…) aurait rendu plus facile pour Tiagnybok et même pour d’autres forces plus radicales comme Pravyi Sektor (Secteur de Droite), une alliance d’organisations nationalistes (…), d’essayer de prendre la tête de la contestation » [6].

En tout les cas, personne aujourd’hui ne voit une sortie de crise claire. C’est au contraire l’incertitude qui règne. Ces derniers jours ont d’ailleurs révélé des divergences entre les Etats-Unis et l’UE concernant l’attitude ã adopter vis-à-vis du gouvernement ukrainien. Les Etats-Unis, placés sur la défensive par les derniers évènements sur l’arène internationale - affaire Snowden et « dossier syrien en tête-, utilisent la crise dans ce pays charnière pour adopter une attitude ferme, prônant l’application de sanctions économiques à l’encontre des principaux dirigeants du régime ; une position qui, en quelque sorte, leur permet de prendre leur revanche sur Moscou. Cependant, cette nouvelle tentative de « changement de régime » peut se révéler irresponsable de la part de l’administration Obama car elle pourrait déboucher sur une sorte de scénario de « guerre civile à la syrienne », étant donné la division qui règne actuellement dans le pays [7]. L’UE, de son côté, adopte pour le moment une attitude plus « diplomatique » qui associe la Russie ã une solution de sortie de crise, tout en essayant de contenir la progression diplomatique de Moscou dans son ancienne « zone d’influence » en Europe de l’Est. En effet, pour un pays comme l’Allemagne, cette tentative de « recomposition des relations diplomatiques » de la Russie dans la région apparaît comme un danger car des pays comme la Pologne, la République Tchèque ou la Slovaquie sont centraux pour la chaine de production des multinationales allemandes. Cet élément ainsi que le besoin de Berlin de déployer un plus grand activisme politico-militaire, à la hauteur de son nouveau poids au sein de l’UE, explique la réactivité de l’Allemagne dans la première phase de la contestation. Cela d’autant plus qu’il s’agit d’une zone d’influence russe, avec qui l’Allemagne avait une relation diplomatique privilégiée. Mais pour Washington, comme les commentaires de Victoria Nuland (enregistrée ã son insue lors d’une conversation diplomatique disant « Fuck the EU ») le montrent, cette politique ne va pas jusqu’au bout car elle ne veut pas risquer un affrontement avec la Russie. Cela ouvre une brèche entre les principales puissances impérialistes concernant l’issue de la crise ukrainienne.

Du côté du gouvernement ukrainien, cette situation incertaine est des plus inconfortable, au vu de la dégradation de la situation économique. En outre, l’aide économique de 11 milliards d’euros promise par la Russie est suspendue jusqu’à ce que la crise soit sur la voie d’une résolution… favorable ã Moscou bien évidemment. En effet, les dirigeants russes commencent ã exprimer leur impatience vis-à-vis du gouvernement d’Ianoukovitch. Ainsi, Alexander Prokhanov, un intellectuel russe fidèle ã Poutine, a parcouru les plateaux de la télé ukrainienne pour traiter Ianoukovitch de « traitre » car « il ne fait rien pour mettre fin aux protestations. Il a peur de faire couler le sang (…) alors que ‘la vague révolutionnaire’ est en train de détruire la civilisation russe » [8]. C’est dans le même sens scandaleux que vont les déclarations du conseiller de Poutine sur les affaires ukrainiennes, Sergey Glazyev : « dans une situation où le pouvoir fait face ã une tentative de coup d’Etat, il n’a d’autre alternative que d’utiliser la force » [9].

Cette attitude hésitante du gouvernement ukrainien répond à la crainte des oligarques nationaux de voir leurs intérêts en danger. En effet, Rinat Akhmetov, deuxième fortune du pays et dont une cinquantaine de députés au parlement sont alignés derrière lui, a eu un rendez-vous ces derniers jours avec l’ambassadeur américain qui l’a menacé « de congeler les comptes des oligarques [ukrainiens] dans les banques de l’Ouest si les manifestants sont expulsés de Maïdan violemment » [10] . C’est cette menace qui pèse très lourdement sur les oligarques et le gouvernement.

Finalement, bien que ces derniers jours le niveau de mobilisation et la contestation aient baissé, on ne devrait pas conclure qu’on est rentré dans une phase de négociations et de retour progressif au calme. Au contraire, les manifestants pourraient être entrés dans une phase d’expectative. Or, Maïdan continue d’être occupée, de même que des bâtiments gouvernementaux dans différentes villes du pays. Dans l’Est du pays, suivant le modèle de Poutine contre les mobilisations en Russie ces dernières années, le pouvoir commence ã concentrer une force de choc, pour l’instant embryonnaire, qui pourrait, avec l’aide de Moscou, être utilisée pour s’affronter aux manifestants sans avoir ã payer le coût d’une telle répression.

La possibilité de trouver une issue négociée qui soit la plus favorable aux différentes fractions de la bourgeoisie ukrainienne et à leurs partenaires européens, pourrait être compromise par un début de mobilisation de gauche dans l’Est du pays, du type des manifestations en Bosnie, notamment au sein de la jeunesse –une mobilisation qui reste cependant difficile pour le moment ã cause de la capitalisation initiale de l’extrême-droite. Tout ceci montre que les événements qui secouent l’Ukraine actuellement sont loin d’être refermés.

L’extrême-droite ã Maïdan

Un acteur politique très actif dans la contestation actuelle en Ukraine, qui « gâche » beaucoup l’image « européaniste » que certains voudraient donner des événements, sont les groupes d’extrême-droite néo-fascistes. Ces tendances sont regroupées dans le « Pravyi Sektor » et à la différence des l’alliance des partis parlementaires, y compris Swoboda, elles sont plutôt hostiles à l’UE. Cette extrême droite parle de façon démagogique d’une « vraie indépendance » de l’Ukraine et rejette l’UE comme un endroit où les homosexuels peuvent se marier entre eux et où les valeurs de la famille ne représentent plus rien.

Tout en s’appuyant sur un problème réel (la fausse indépendance de l’Ukraine, aussi bien vis-à-vis de la Russie que de l’impérialisme) et sur des aspects les plus retardataires de la conscience des masses (l’homophobie) Pravyi Sektor essaye d’étayer son idéologie ultraréactionnaire et de gagner du prestige parmi les manifestants. Il s’agit d’un vrai danger car, ã travers l’expérience de lutte commune avec l’extrême-droite et dans l’absence de groupes révolutionnaires, il pourrait se développer une certaine banalisation des idées fascisantes, comme ce témoignage le révèle : « Daniel est juif, et cela aussi a son importance, quand les ultranationalistes, très présents dans le mouvement, utilisent allégrement la figure de Stepan Bandera, dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, dont la branche armée, l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine (UPA), collabora avec l’occupant allemand, par antisoviétisme, pendant la seconde guerre mondiale. ‘Quand je vois ã côté de moi un activiste qui porte sur son casque le signe ’88’ [référence au double ’H’ de ’Heil Hitler’], je me pose des questions, explique-t-il. Mais lorsque dans la minute d’après je le vois se ruer seul sur une ligne de 100 policiers, je décide que je n’en ai rien ã faire. A vrai dire, il y a parmi nous peu de vrais fascistes ou de vrais antisémites…’ » [11].

Mettre les revendications économiques, sociales et politiques des exploités au cœur de la contestation !

Il est très clair que dans l’actuel mouvement de contestation en Ukraine, nombreuses sont les limites, contradictions et tendances profondément réactionnaires. On est cependant loin de la reproduction d’une « Révolution Orange ». En effet, « de l’eau a coulé sous les ponts, non seulement depuis la “Révolution orange” de 2004, mais aussi depuis le retour de partis dits “pro-russes” par les urnes en 2010 (…) Si, en 2004, les protestations de masse visaient la reconnaissance d’une nouvelle majorité électorale, aujourd’hui, les partis sont largement discrédités (…) Comme les Indignés de Bulgarie, le mouvement est à la fois critique des partis et de divers bords idéologiques… » [12].

L’explosion sociale en cours, qui trouve ses sources dans des conditions de vie très dégradées depuis des années, remet en cause ã sa façon le régime en place depuis la restauration capitaliste. Mais regrettablement, règne parmi les masses une grande confusion politique et une non moins grande désorganisation qui favorise la capitalisation du mécontentement populaire par des forces profondément réactionnaires. Ainsi, « ã Kiev, comme dans les régions de l’ouest et du centre, l’occupation des bâtiments est principalement organisée par le troisième parti d’opposition parlementaire Swoboda/Liberté et divers autres groupes d’extrême droite, avec un soutien populaire dans le contexte de rejet massif des violences policières et d’un président de plus en plus discrédité. Mais il n’y a ni processus d’auto-organisation de la population ni même montée en masse des mobilisations, en dépit d’une certaine extension territoriale. Cela donne un rôle surdimensionné ã des groupes bien structurés, en lien ou en rivalité avec Swoboda » [13] .

La situation de dépendance totale du pays vis-à-vis des intérêts soit de la Russie, soit de l’impérialisme, est un autre élément sur lequel les groupes ultranationalistes fascisants s’appuient de façon démagogique.

Si les groupes et les militants qui se revendiquent de l’anticapitalisme et de l’antifascisme ne disputent pas les secteurs populaires mobilisés à l’extrême-droite, les risques seront grands pour le mouvement ouvrier et les masses en Ukraine. Sur ce point, une grande responsabilité retombe sur l’oppression nationale exercée par la Russie de Poutine sur l’Ukraine. En 1939, Trotsky soutenait que « sans le viol de l’Ukraine soviétique par la bureaucratie stalinienne, il n’y aurait pas de politique hitlérienne pour l’Ukraine ». En paraphrasant le révolutionnaire russe, tout en gardant les proportions, on pourrait dire aujourd’hui que sans la politique réactionnaire de Poutine et sa clique on ne peut pas comprendre le poids de l’influence des tendances pro-UE et ultranationalistes sur les classes populaires d’Ukraine.

Une des faiblesses fondamentales de ce mouvement c’est l’absence de la participation mouvement ouvrier organisé. Or, l’entrée du prolétariat dans la lutte serait centrale pour donner un autre contenu aux mobilisations actuelles, qui sont pour l’instant majoritairement tournées soit vers des objectifs pro-impérialistes soit vers le nationalisme réactionnaire de l’extrême droite. Les travailleurs et les masses d’Ukraine doivent s’inspirer des mobilisations en cours en Bosnie-Herzégovine qui mettent en avant des revendications clairement sociales des exploités et opprimés. Les travailleuses et travailleurs d’Ukraine doivent œuvrer à la construction d’un puissant mouvement qui s’oppose aussi bien au gouvernement d’Ianoukovitch qu’à l’opposition de droite pro-impérialiste ou fascisante. S’ils s’engagent dans cette voie ils sauront sans doute trouver des alliés de poids au sein de la classe ouvrière de Russie, des autres pays de la région mais aussi des pays impérialistes d’Europe !

13/2/2014

    [1] Regard-Est, « Ukraine : Nouveau « Jeudi Noir » », 17/1/2014.

    [2] Catherine Samary, « La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka », 25/1/2014.

    [3] L’exemple de l’industrie minière est très parlant. Alors que, dans les années 1980, il y avait en moyenne 4 morts et 6 blessés graves pour chaque million de tonnes de charbon, dans les années 1990 il y avait entre 15 et 20 morts par million de tonne de charbon extraite. Il s’agit d’un des taux de mortalité dans l’industrie minière des plus importants au monde.

    [4] Spiegel.de, « ’Prepared to Die’ : The Right Wing’s Role in Ukrainian Protests », 27/1/2014.

    [5] Idem.

    [6] Idem.

    [7] Comme dit Rafael Poch : « Tout pari sur un compromis qui ne satisfasse personne –ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’Ukraine- revient ã jouer avec du feu. L’identité nationale de ce pays est un chantier encore inachevé, avec des grands différences internes qu’il ne faudrait pas déstabiliser depuis l’extérieur. En Galicie (Ouest) on regarde plutôt vers l’Occident. A l’Est et au Sud, une différenciation grandissante avec le grand-frère russe gagne du terrain. Il en va de même pour l’expansion de la langue ukrainienne et un certain sentiment de différenciation. Mais ces deux processus sont très différents entre eux, et si on exerce une pression sur eux depuis l’extérieur il y a un grand risque de rupture plein d’incertitude et dangers » (“La flor ucraniana de la Señora Nuland”, La Vanguardia 9/2/201).

    [8] Spiegel, « Dithering in Kiev », 12/2/2014.

    [9] Idem

    [10] Idem.

    [11] Le Monde, « Ukraine : Daniel, jeune père et prêt ã prendre les armes », 3/2/2014.

    [12] Catherine Samary, « La société ukrainienne… », op. cit.

    [13] Catherine Samary, « Ukraine : pourrissement explosif », CATDM, 4/2/2014.

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