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A Caen, les Jeannettes occupent leur usine et produisent sans patron !
par : Guillaume Loïc

17 Mar 2014 | Voilà trois semaines, depuis le 20 février plus précisément, que les salarié-e-s des Jeannettes sont sous les projecteurs. Si la trentaine d’ouvrières et d’ouvriers de cette petite usine de madeleine de la ville de Caen, dont la plupart ont entre 30 et 40 ans de travail dans la boîte, reçoivent ainsi TF1 et BFM TV, c’est qu’ils ont décidé d’occuper leur (...)
A Caen, les Jeannettes occupent leur usine et produisent sans patron !

Récit d’un après midi avec les ouvrières et ouvriers

Voilà trois semaines, depuis le 20 février plus précisément, que les salarié-e-s des Jeannettes sont sous les projecteurs. Si la trentaine d’ouvrières et d’ouvriers de cette petite usine de madeleine de la ville de Caen, dont la plupart ont entre 30 et 40 ans de travail dans la boîte, reçoivent ainsi TF1 et BFM TV, c’est qu’ils ont décidé d’occuper leur usine pour empêcher sa fermeture...et ont déjà relancé les lignes par deux fois pour produire des madeleines et les vendre au grand public. Ce mardi 11 mars, nous avions décidé de leur rendre visite depuis Rennes et Paris afin de mieux connaître leur expérience et de proposer notre soutien.

Visite guidée de l’usine

A notre arrivée, nous sommes accueillis chaleureusement, notamment par Catherine, 39 ans de boîte, et Jean-Jacques, qui nous fait visiter l’usine. Jean-Jacques a lui aussi plus de 30 ans chez Jeannette, à la manutention, ce qui en fait un guide en or sur les chaînes. Il nous montre tout le circuit de production, du tableau central qui commande les bacs de glucose, d’oeufs et de farine, aux machines d’emballage, en passant par les pétrins où la pâte est préparée, puis envoyée dans des moules, qui circulent par les fours, une tour de refroidissement, la pesée, et enfin le conditionnement. Tout est en état de marche, et les derniers investissements ont été fait en 2012, au moment où un énième nouveau patron avait voulu se lancer dans la diversification de la production, en tentant de se lancer dans le biscuit avec peu de succès. L’usine a une capacité de production de 20 tonnes par jour au maximum, ce qui lui permet de répondre ã des commandes venues du monde entier, de France évidemment, mais aussi d’Algérie, de Russie, de Chine ou encore d’Italie.

La visite est aussi l’occasion pour nous de comprendre un peu ce qui a conduit à la situation actuelle de l’usine. Jean-Jacques nous explique comment la production en direction des supermarchés, notamment Leclerc, a tué la boîte, qui perdait 10 centimes par barquette de madeleine vendue sous étiquette « prix gagnant ». Un commercial du groupe Leclerc se vantait d’ailleurs récemment d’avoir fait des millions avec Jeannette... autant dire sur le dos de ses ouvrières et ouvriers, dans un secteur où les salaires sont en général plus bas que dans le reste de l’industrie. Plus tard, en discutant avec des salariées dans le hall d’entrée de l’usine (hall qui sert de lieu de réunion et de restauration dans le cadre de l’occupation), on apprendra que l’entreprise a subit rien moins que six liquidations judiciaires, six patrons différents venant chacun avec leurs plans et leurs attaques depuis un premier plan de licenciement en 1986. Avant cette date, il y avait 400 travailleur-se-s dans la boîte, qui reposait sur 2 sites de production et ne sous-traitait pas encore le service des transports. Il n’en restait que 37 lors de la dernière liquidation entamée en janvier dernier.

Celles et ceux qui luttent aujourd’hui ont de la bouteille, et forment un collectif ouvrier très soudé, comme en témoigne la grosse ambiance que l’on découvre le temps de notre passage. Tout le monde a été officiellement licencié le 28 janvier dernier, jetés comme des kleenex après avoir produit des millions de madeleines vendues avec bénéfice aux quatre coins du monde. Et le travail lui-même, dans les conditions qui étaient imposées par les différents patrons, n’était pas forcément une partie de plaisir. A la manutention par exemple, les effectifs étaient passés de 4 ã 2 dans le cadre des plans sociaux, puis de 2 ã 1,5 dans la mesure où Franck, le collègue de Jean-Jacques, a eu un bras paralysé comme conséquence de son travail. Catherine elle aussi nous raconte que sa condition physique se détériorant au fur et ã mesure, elle était devenue agent d’entretien après plus de 20 ans dans la boîte.

L’occupation, la méthode des travailleur-se-s pour défendre leurs emplois

En décembre dernier, les travailleur-se-s ont appris que leur patron, se voyant refuser un prêt par le Crédit Agricole, se disposait ã fermer leur usine. En ces temps de crise, où des centaines de plans de licenciements sont en cours de traitement ou de préparation, lui aussi a du souhaiter réduire la voilure pour rétablir ses profits, au détriment de dizaines de familles. La « révolte » des salarié-e-s, selon leurs propres termes, s’est d’abord dirigée contre la provocation que constituaient les sommes ridicules qui leur étaient proposées en termes de primes. Mais elle s’est radicalisée quand ils et elles ont découvert que la direction prévoyait de vendre les machines aux enchères, autrement dit de céder l’usine pour pièces. Officiellement prévue pour le vendredi 21 février, cette vente de ce qui constitue le patrimoine des travailleur-se-s a été annoncée pour le 20 dans la presse locale, une entourloupe qui visait à les surprendre. Mais c’est plutôt la direction et le commissaire priseur qu’elle avait recruté pour l’occasion qui ont été bien surpris de trouver le 20 au matin l’usine barricadée avec les salarié-e-s à l’intérieur. Ceux-ci avaient récupéré les clés des cadenas posés par l’huissier, et avaient décidé de défendre leur bien contre les charognards. Tant pis pour les acheteurs venus parfois de loin (par exemple de Bulgarie), et tant pis pour le patron.

L’occupation dure maintenant depuis 3 semaines et se poursuivra jusqu’à nouvel ordre. Les ouvrières et ouvriers se relaient jour et nuit pour monter la garde et éviter tout coup fourré, comme le signale un tableau dans le hall de l’usine où chacun s’inscrit sur différents créneaux. Pour durer, l’expérience doit en effet se prémunir des attaques de la direction et du mandataire juridique en charge de la liquidation. La semaine dernière, celle-ci a par exemple envoyé un huissier pour couper l’arrivée de gaz de l’usine. Les travailleur-se-s ont découvert ã temps qu’une arrivée de gaz était accessible de l’extérieur, et ont cimenté la trappe d’accès située sur la route qui longe le site, en plus de garer un véhicule au dessus de manière à la rendre inaccessible. Tout penaud, l’huissier a dû quitter les lieux sans avoir rendu son service...qui plus est totalement illégal dans la mesure où les 11 salarié-e-s membres du CE ne sont pas encore licenciés. Aujourd’hui, les Jeannettes craignent qu’on attaque leur arrivée d’électricité, et savent que l’ancien patron est d’autant plus pressé de les déloger que des bruits courent sur un projet immobilier concernant le site de l’usine.

Avec l’occupation, les salarié-e-s de Jeannette ont donc décidé de placer la barre plus haut en termes de revendications. En passant de l’exigence d’augmentation des primes à la défense de tous les emplois, ils et elles envoient un message de détermination dont peuvent s’inspirer les dizaines de travailleur-se-s aujourd’hui menacés. Message d’autant plus exemplaire que les Jeannettes sont en grande partie proches de la retraite, et que leur combat se pose ainsi en défense des intérêts des jeunes générations. On verra ce que donneront les manifestations d’intérêts de 3 repreneurs potentiels, qui visitent l’usine cette semaine. Mais ce qui est sûr, c’est que les ingrédient sont réunis pour faire de cette lutte un exemple de la riposte ã opposer aux plans de licenciements.

Production sans patron et soutien populaire

Le premier de ces ingrédients tient à l’audace des ouvrier-ère-s de Jeannette, qui ont fait ces quinze derniers jours une démonstration bien subversive en relançant par deux fois la production de madeleines. Le 28 février, il n’a fallu qu’une heure trente pour écouler les 25 000 gâteaux qui étaient sortis des fours la veille. Le 6 mars, c’est plus de 110 000 madeleines que les Caennais se sont arrachés sur le marché Saint-Sauveur, un énorme succès qui a gonflé ã bloc le moral des travailleur-se-s. En temps normal déjà , comme nous l’explique Catherine, il était fréquent que les salarié-e-s restent ã produire une partie de l’après-midi alors que la direction avait déjà quitté les bureaux. Mais cette relance des lignes dans le cadre de l’occupation –et sous l’œil des caméras- n’avait rien d’évident, et Jean-Jacques nous raconte l’appréhension qui était la sienne en tant que manutentionnaire. Dans les deux cas, tout a fonctionné parfaitement, malgré deux mois d’arrêt des fours ! Cela constitue une preuve du fait que les travailleur-se-s peuvent produire sans patron, ce dont ils peuvent être fiers.

Démontré par les deux expériences de vente directe, le deuxième ingrédient qui fait la force de cette lutte est le très large soutien populaire dont elle jouit. Plusieurs fois par jour, des gens viennent toquer à l’usine pour demander s’ils peuvent acheter des madeleines, et les voitures qui passent devant le site klaxonnent en signe de soutien. La presse locale relaie les témoignages d’habitant-e-s, qui se sont bousculés vendredi dernier au marché, ou qui expliquent leur fierté devant la détermination et l’audace des Jeannettes, en revendiquant l’usine comme un bien commun, dont les emplois et la production appartiennent à la population. C’est un point d’appui inestimable pour les travailleur-se-s, qui pourraient revendiquer que leur usine soit nationalisée ou municipalisée, afin de pérenniser les emplois sous leur contrôle, et d’assurer un débouché sûr pour leurs madeleines dans les cantines scolaires et municipales, ou en général dans toute la restauration publique.

En échos ã cet élan de solidarité, le maire (PS) de Caen, pour l’instant, s’en est tenu ã montrer le bout de son nez à l’usine, surtout par calcul électoral. Les salarié-e-s ont néanmoins acquis que les mairies de Caen et de Mondeville leur fournissent alternativement des plateaux repas pour alimenter les occupants. La couverture médiatique reçue par le conflit témoigne aussi de son impact sur l’opinion, avec de nombreux articles et reportages. En fin de semaine dernière, Florence Aubenas a passé une journée sur le site pour rencontrer les salarié-e-s. Mais c’est surtout par le canal syndical, et notamment celui de la CGT, qu’est venu le principal soutien. Des caisses de grève ont été récoltés dans les différentes UL du département, et des militant-e-s d’autres sections sont venus apporter leur aide dans le cadre de l’occupation. Cet après-midi, nous rencontrons par exemple une ex-ouvrière de Moulinex, autre lutte emblématique de la région en 2001, et les travailleur-se-s nous racontent qu’ils ont vu défiler des camarades de l’URSSAF, de l’EDF, de Pôle Emploi, etc. En s’appuyant sur la grande popularité de l’usine et de la résistance actuelle des Jeannettes, on peut imaginer qu’il serait possible de structurer un arc de force très significatif autour de cette lutte exemplaire, du mouvement syndical local au soutien des habitant-e-s, en passant par les étudiant-e-s de l’Université de Caen qui se battaient au premier semestre contre la pénurie budgétaire qui affecte leur fac. Dans l’immédiat, nous avons saisi l’occasion de notre passage pour proposer aux ouvrier-ère-s de faire une vidéo de salutations à leurs camarades de classe de l’usine de donuts « Panrico » dans l’Etat Espagnol, qui sont en grève depuis 5 mois et demi contre un plan de licenciements très dur. Dans ce message de soutien, les Jeannette sont alors pu leur raconter leur lutte et encourager les Panrico ã poursuivre leur grève avec détermination.

En ce qui nous concerne, nous nous tenons prêts pour vendre des madeleines sur nos campus pour populariser la lutte si celle-ci venait ã durer, comme nous l’avons dit aux travailleur-se-s, qui ont accueilli l’idée avec enthousiasme !

 

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