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Explosion sociale en Bosnie-Herzégovine !
par : Philippe Alcoy

06 Mar 2014 | e cas de Dita est loin d’être isolé dans cette région qui fut la plus industrialisée de la Bosnie-Herzégovine à l’époque titiste. Après des années de fermetures d’entreprises, de privatisations mafieuses et de montée du chômage, les jeunes et les travailleurs de Bosnie ont exprimé leur rage (...)
Explosion sociale en Bosnie-Herzégovine !

« Que les politiciens ne disent pas que les manifestants sont des hooligans (…) il s’agit de nos enfants qui nous voient souffrir depuis des années ; c’est la faim. Les vrais hooligans sont les ministres et le chef du gouvernement [de Tuzla] qui ne veulent pas comprendre ce qu’est de n’avoir rien ã manger ».

C’est ainsi que s’exprimait une ouvrière de Dita, une entreprise de la ville de Tuzla qui fabrique du détergent et dont les 110 salariés ont des arriérés de salaire depuis 27 mois [1]. Le cas de Dita est loin d’être isolé dans cette région qui fut la plus industrialisée de la Bosnie-Herzégovine à l’époque titiste. Après des années de fermetures d’entreprises, de privatisations mafieuses et de montée du chômage, les jeunes et les travailleurs de Bosnie ont exprimé leur rage accumulée.

En effet, le 5 février dernier, une manifestation contre le chômage, la misère et les privatisations appelée par des travailleurs d’entreprises privatisées et des jeunes au chômage de la ville de Tuzla (au nord-est) mettait le feu au pays. Les manifestants ont jeté des œufs et des projectiles contre le bâtiment du gouvernement du canton et ont essayé de forcer le cordon de police qui le protégeait. Très rapidement des affrontements entre la police et les manifestants ont éclaté ; 23 manifestants ont été blessés et presque 30 interpellés.

Le lendemain, ont eu lieu ã Sarajevo, la capitale, et dans d’autres villes, des manifestations en soutien aux revendications des travailleurs et de la jeunesse de Tuzla, accompagnés d’affrontements très durs entre manifestants et forces de répression. Jeudi 6 février, on comptait 130 blessés dont plus de 100 policiers. Le ras-le-bol exprimé ã Tuzla s’était généralisé.

Parmi les principales revendications des manifestants de Tuzla on trouvait : le paiement des arriérés de salaires de plusieurs entreprises privatisées depuis le début des années 2000 ; le paiement des retraites actuellement impayées ã cause des patrons des entreprises privatisées qui ont tout simplement arrêté de payer les cotisations sociales ; et, plus en général, une solution pour lutter contre le chômage et la misère dans laquelle se trouve une grande partie de la population (on estime que le taux de gens sans emploi en Bosnie-Herzégovine est de 44% et plus de 60% parmi les moins de 25 ans).

L’usure des discours nationalistes ?

Le vendredi 7 février, les manifestations furent les plus radicales. Ce jour-là le pays était littéralement en feu : plusieurs bâtiments publics, dont les sièges des gouvernements cantonaux et celui du gouvernement fédéral brûlaient ; ã Mostar, en plus du siège du gouvernement, les manifestants ont incendié les sièges des deux principaux partis nationalistes, le HDZ croate et le SDA bosniaque.

Ce fut l’un des symboles les plus forts du rejet des politiciens et des partis nationalistes qui dirigent le pays depuis les années 1990. En effet, au cours des manifestations aucun symbole nationaliste n’était visible. Bosniaques, Serbes et Croates manifestaient les uns ã côté des autres pour des revendications clairement de classe, ce qui représente un grand danger pour la caste de politiciens nationalistes corrompus à la tête de l’Etat.

Dans ce cadre, il n’est donc pas étonnant que les gouvernements cantonaux de Tuzla et Zenica et une cinquantaine de responsables politiques ã travers le pays aient démissionné dans la foulé pour essayer de ramener le calme. En effet, même si en 2013 lors de la « Révolution des Bébés », un mouvement de remise en cause de la « caste politiciennenationaliste » avait déjà unis dans les manifestations Bosniaques, Croates et Serbes, le niveau de radicalité n’avait rien ã voir avec l’explosion sociale actuelle.

Si la situation semble s’être un peu calmée depuis, plusieurs témoignages font encore part d’une ambiance très « électrique ».

Nationalistes, impérialistes et bureaucratie syndicale : « union sacrée » contre les masses !

Ces manifestations ont également révélé « l’instinct de survie » des politiciens nationalistes qui, avec l’appui des médias qu’ils contrôlent -soit directement soit ã travers leurs amis « tycoons »- ont tous condamné les manifestations et essayé de discréditer la contestation. Et cela en utilisant les méthodes les plus caricaturales qui soient. Ainsi, suite ã des –fausses- rumeurs relayées par la presse sur une supposée « saisie de 12kg de drogues lors des manifestations », Nermin NikÅ¡ic, le premier ministre de la fédération, assurait que « quelqu’un distribuait des comprimés aux manifestants » [2]. De son côté, l’imam de Sarajevo, Muhamed Velic, dans une provocation scandaleuse, comparait les manifestants aux Tchetniks (ultranationalistes Serbes) lors du conflit de 1992-1995 : « En mai 1992, nous avions réussi ã sauver les bâtiments de la présidence. Les tramways et les tanks brûlaient dans la rue Skenderija, mais les assaillants n’avaient pas réussi ã détruire les bâtiments de la présidence, le symbole de l’État, de son histoire. Malheureusement, ce soir, la présidence est tombée en ruine » [3].

Quant aux dirigeants nationalistes Serbes et Croates, ils parlent d’un « complot » visant pour les uns ã déstabiliser la Republika Srpska (l’une des deux entités qui composent la Bosnie-Herzégovine) et, pour les autres, l’Herzégovine, où habite la plus part des Croates de la fédération. Le cas le plus cynique est celui des dirigeants croates de Mostar. Dans cette ville divisée par les nationalistes depuis des années, le dirigeant du parti croate HDZ, Dragan Covic, épaulé par la presse locale, dénonçait « une rébellion bosniaque ayant pour but la déstabilisation du gouvernement local, afin de renforcer l’autorité de Sarajevo au détriment de l’Herzégovine croate » [4]. Et cela alors qu’à Mostar les preuves d’unité entre Croates et Bosniaques lors des manifestations sont incontestables. D’ailleurs, dans cette ville les manifestants ont incendié aussi bien le siège du HDZ que celui du SDA bosniaque, les deux principaux partis nationalistes.

L’impérialisme, en la personne de l’autrichien Valentin Inzko, Haut Représentant International en Bosnie-Herzégovine, tout en affirmant hypocritement qu’il « comprenait » les manifestants, a menacé d’une intervention des forces armées de l’UE dans le pays si la tension continuait de monter. Il s’agissait clairement de rappeler que la Bosnie-Herzégovine reste un pays sous la tutelle directe de l’impérialisme. Cette menace doit être prise au sérieux, car elle révèle le rôle joué historiquement par les interventions impérialistes dans la région : interventions militaires dans les années 1990, rôle joué par les troupes italiennes pour contenir et désamorcer la révolte populaire en Albanie en 1997...

Enfin, la bureaucratie syndicale, toujours fidèle à la défense de l’ordre bourgeois, s’est également jointe ã ce concert de condamnation des « violences ». Même si certains syndicats ont dû se prononcer en soutien aux manifestants dès les premiers affrontements, la bureaucratie a pris ses distances,. C’est le cas notamment de l’Union des syndicats indépendants de Bosnie-Herzégovine qui déclarait vendredi 7 : « Nous ne pouvons pas être solidaires de cette violence, c’est inadmissible ».

Propager la contestation ã travers la région, c’est possible !

Si en Bosnie-Herzégovine l’unité des travailleurs et des masses de différentes origines ethniques dans la lutte pour leurs revendications sociales est un danger que les dirigeants nationalistes et impérialistes cherchent ã tout prix ã éviter, que dire d’une contagion de la contestation au reste des pays de la région ?

En réalité, c’est une possibilité qui reste ouverte après l’explosion sociale en Bosnie. Dans pratiquement tous les pays de la région, les masses subissent les mêmes conditions de misère, de chômage, de bas salaires (souvent même impayés depuis des mois), d’humiliations. C’est la même caste politique parasitaire et corrompue qui a mené des privatisations mafieuses des entreprises appartenant jadis à l’Etat.

Ainsi, mercredi 5 février, alors qu’en Bosnie commençaient les mobilisations et manifestations contre le chômage, la misère et les privatisations, ã Vranje et ã Krajlevo en Serbie des travailleurs de deux entreprises différentes bloquaient l’autoroute liant Belgrade et Skopje (Macédoine) ainsi que des voies ferrées très importantes. Leurs revendications sont l’exigence du paiement des arriérés de salaires et des cotisations sociales par les patrons, ce qui permettrait aux ex-salariés de toucher leurs retraites. Comme on le voit, les revendications sont exactement les mêmes que celles mises en avant ã Tuzla !

Tout cela sans mentionner les mobilisations qui ont secoué l’année dernière la Roumanie, la Bulgarie et la Slovénie ou encore la Grèce en pleine crise depuis 2010 et qui joue un rôle important dans la région. Un des dangers pour les capitalistes des Balkans et au-delà , c’est que la radicalité du mouvement de Bosnie-Herzégovine se déplace vers d’autres pays dont la situation économique, politique et sociale est très délicate. On le voit, ce mouvement pourrait faire basculer la situation réactionnaire ouverte dans les Balkans depuis les guerres des années 1990 et les interventions impérialistes qui durent depuis ces années-là . C’est en ce sens que les courants qui se revendiquent de l’anticapitalisme et de la révolution en Europe se doivent de le soutenir et le faire connaitre.

Pour l’instant cependant l’une des faiblesses du mouvement est précisément qu’il n’a pas pu s’étendre davantage. En effet, même s’il y a eu des expressions de solidarité et même des rassemblements de soutien à la lutte en Bosnie, la contestation n’a pas gagné les masses des autres pays. Au sein de la Bosnie elle-même, ce sont essentiellement les villes de la fédération Croato-Musulmane qui ont connu des mobilisations, alors que dans les villes de l’entité serbe, comme Banja Luka, il n’y a eu que de petits rassemblements. Cela ne veut nullement dire que dans un futur très proche des explosions sociales n’aient lieu aussi dans ces villes et que les luttes dans les pays voisins ne se réactivent.

Se préparer pour les luttes ã venir !

La révolte ouvrière et populaire qui a secoué la Bosnie-Herzégovine est un message très encourageant pour les masses opprimées de la région et même de tout le continent. En effet, dans un pays durement frappé par la crise économique et par une crise politique chronique depuis des années, qui a par ailleurs connu une guerre terrible dans les années 1990 et est resté divisé par des nationalismes réactionnaires, les masses ont su dire « stop ! » et créer un mouvement susceptible de « faire changer la peur de camp ».

Certes, ce mouvement a encore beaucoup d’illusions, et de contradictions. Mais malgré le poids des années de stalinisme (dans sa variante « titiste ») et de restauration capitaliste, les manifestants ont mis en avant des revendications extrêmement intéressantes. Dans une sorte de « cahier de doléances », des habitants et travailleurs de Tuzla exigent par exemple l’annulation de certaines privatisations, la réquisition d’entreprises et même que certaines d’entre elles reviennent à leurs salariés. Ou encore, que les élus gagnent les mêmes salaires que les travailleurs du privé et du public, ainsi qu’un « contrôle de la population » sur les politiques des gouvernants soit instauré[Voir : « Bosnie-Herzégovine : les cahiers de doléances et les revendications de Tuzla, Sarajevo et Bihac » (http://balkans.courriers.info/article24211.html) ou « Declaration by Workers and Citizens of the Tuzla Canton » (http://www.criticatac.ro/lefteast/declaration-tuzla/). 5]. Ce sont sans aucun doute des points d’appui pour préparer les luttes ã venir et dont les travailleurs et les masses d’ailleurs pourraient s’inspirer.

Ces revendications ont été élaborées par ce que l’on a appelé les « Plenums des citoyens ». Même si depuis la France il nous est difficile de juger leur poids réel dans la situation, il semblerait qu’il s’agit d’une tentative, très embryonnaire et comportant d’importantes contradictions, de « démocratie directe ». Ainsi, malgré la participation de travailleurs des entreprises privatisées, les secteurs de la petit-bourgeoisie semblent avoir un poids très important, ce qui explique un certain discours « pacifiste ». Des autorités locales comme le maire de Tuzla ou le recteur de l’université, et même l’impérialisme ã travers le ministre britannique des Affaires étrangères William Hague, essayent de manipuler ces initiatives et les transformer en des outils pour contrôler le mécontentement social et le canaliser vers des options favorables à leurs intérêts.

Cependant, s’agissant d’instances embryonnaires l’enjeu est de mettre au centre les secteurs en lutte de la classe ouvrière et de la jeunesse précarisée. Ces « plenums », avec une orientation de classe pourraient devenir un point d’appui pour développer les organes d’auto-organisation principalement dans les lieux de travail, d’étude, dans les quartiers populaires, etc. En ce sens, les prochaines manifestations pourraient partir d’une base d’auto-organisation plus avancée.

Concernant les questions du pouvoir politique, dans cette même liste de revendications se trouvait également celle de la formation d’un gouvernement technique « apolitique » jusqu’aux élections d’octobre 2014. Mais une telle revendication, qui rentre complètement dans les cadres des institutions réactionnaires imposées par l’impérialisme lors des accords réactionnaires de Dayton en 1995, peut très facilement être bloquée par les partis nationalistes qui ne seraient pas d’accord et, en dernière instance, dépend du bon vouloir de l’impérialisme ã travers le Haut-Représentant de l’ONU. En ce sens la revendication d’une Assemblée Constituante Révolutionnaire, basée sur des organes d’auto-organisation des travailleurs et des couches populaires est fondamentale pour mettre en place des structures de pouvoir qui répondent aux intérêts des masses : en finir avec la tutelle impérialiste sur la Bosnie et les divisions de la classe ouvrière et des couches populaires mettant un terme aux Accords de Dayton ; appliquer des mesures démocratiques radicales comme la révocabilité des mandats des élus ã tout moment, en finir avec les privilèges de ceux-ci et qu’ils touchent le même salaire qu’un travailleur moyen, ou encore des revendications fondamentales pour lutter contre le chômage comme la nationalisation sous contrôle des travailleurs et travailleuses des entreprises qui ont fermé et/ou ont été privatisées, entre autres.

Soutenir le soulèvement en Bosnie, une tache internationaliste centrale !

Les pays de l’ex-Yougoslavie ont vécu le pire des processus de restauration capitaliste, entaché par des guerres terribles qui s’ajoutent à la misère qu’ont connu en général les autres pays de l’ex « bloc soviétique ». C’est notamment le cas de la Bosnie-Herzégovine où, comme l’affirme Catherine Samary, « aux années 1990 de « transition guerrière » – dont trois ans de nettoyages ethniques et quelque 100 000 morts – se sont ajoutés les désastres de la « transition pacifiée » – dépendance étroite envers le capital étranger, avec les nouvelles banques privées –, mais aussi d’un contrôle euro-atlantiste plus visible qu’ailleurs » [5].

Mais l’éclatement sanglant de l’ex-Yougoslavie et le renforcement des tendances nationalistes réactionnaires ont été en quelque sorte préparées par les conditions de crise économique, sociale et politique de la Yougoslavie titiste. En effet, dans les années 1980 le pays, avec une dette extérieure très lourde (20 milliards de dollars), a été soumis ã une vraie « thérapie de choc » et « ouverture marchande » imposée par le FMI, avec la complicité de la bureaucratie titiste. Ces politiques, qui allaient devenir monnaie courante dans les années 1990 dans toute la région, ont provoqué une vague de contestation ouvrière que les bureaucraties des différentes républiques ont canalisé par le biais d’objectifs nationalistes réactionnaires. Les guerres des années 1990 en sont une conséquence directe et les régimes politiques instaurés dans la région sont le fruit de ces guerres.

Aujourd’hui la révolte populaire qui a éclaté en Bosnie peut devenir un début de remise en cause de cet « ordre réactionnaire » imposé par les nationalistes et l’impérialisme, qui a eu des conséquences pour l’ensemble des exploités et des opprimés de la région et du continent. C’est pour cela que le soutien et popularisation de ce mouvement est une tache fondamentale pour les révolutionnaires !

Face à l’Europe du capital et à la montée des forces d’extrême-droite, les révoltes sociales comme celle de Bosnie peuvent constituer une voie alternative et progressiste pour les classes populaires. C’est également une opportunité pour la recomposition de l’internationalisme ouvrier, renouant par exemple avec ce qu’étaient les « Convois syndicaux pour Tuzla » lors de la guerre de 1992-1995 [6]. Ce type d’actions solidaires peut aider les révolutionnaires ã faire avancer l’idée de la lutte pour les Etats Unis Socialistes d’Europe !

15/2/2014

 

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