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Égypte : la marche des classes populaires vers une conscience politique
par : Jacques Chastaing, militant du NPA à Mulhouse

06 Jul 2013 | En Égypte comme dans le monde arabe - ou ailleurs- l’auto-organisation ne peut s’inscrire que dans la marche des classes exploitées pour sortir de leur apathie politique et vers la prise de conscience de leur rôle propre.

Par Jacques Chastaing [1]

En Égypte comme dans le monde arabe - ou ailleurs- l’auto-organisation ne peut s’inscrire que dans la marche des classes exploitées pour sortir de leur apathie politique et vers la prise de conscience de leur rôle propre.


[Manifestation d’ouvriers grévistes de la ville de Mansoura, le 17 février dernier]

La révolution en Égypte (comme en Tunisie, Syrie, etc...) est un formidable bousculement du monde. C’est aussi un fantastique décryptage des transformations récentes du monde et des chemins que prend aujourd’hui la conscience des opprimés vers leur émancipation.

Ces soulèvements ne sont pas seulement des phénomènes "arabes" provoqués par l’usure de régimes dictatoriaux mais sont aussi liés aux bouleversements économiques mondiaux de ces trente dernières années. La crise a conduit le capitalisme à la fuite en avant de l’endettement dont nous voyons les effets ici mais aussi à la recherche de nouveaux marchés comme de nouveaux prolétaires ã bas salaires, la mise en concurrence des travailleurs du monde, une nouvelle géographie industrielle planétaire et la dérégulation mondiale des protections sociales, chamboulant bien des situations assises et jetant ainsi les bases des soulèvements actuels de l’Egypte à la Turquie en passant par le Bangladesh.

Les révolutions arabes ont ouvert une période de chamboulement et déchiffrement de ces transformations économiques et de leurs conséquences sur la conscience.

Les cheminements structuraux de la conscience vers l’autonomie

La libéralisation économique cassant toutes les protections a poussé les pauvres ã chercher une vie meilleure dans les villes conduisant ã une urbanisation débridée. Le Caire est passé de 3 millions d’habitants dans les années 1960 ã plus de 20 millions aujourd’hui. Une foule de villes moyennes et petites ont émergé. Sur les 100 millions d’habitants du monde arabe en 1950, 26% vivaient en ville. Aujourd’hui ils sont plus de 66% pour les 350 millions actuels. Alexandrie a plus de 5 millions d’habitants, Port Saïd, Suez, Mahalla, Mansoura... que les luttes nous ont fait connaître, dépassent toutes les 500 000 habitants. L’Égypte a une population de 85 millions d’habitants, très jeune, (âge médian de 24 ans), une densité d’habitat six fois plus importante que celle de la Hollande - la plus forte d’Europe - , une classe ouvrière de 8 millions de salariés, avec le secteur industriel le plus développé du monde arabe ( 24 000 salariés par exemple chez "Misr Filature et Tissage" sur le site de Mahallah al Kubra), et un secteur "informel" de petits boulots au jour le jour de 10 ã 17 millions de travailleurs. Ces derniers sont plus stigmatisés socialement que des criminels ou des vendeurs de drogue, ils n’ont bien sûr aucune protection en cas d’accident ou maladie, pas de retraite et leurs enfants n’osent le plus souvent pas dire ce que font leurs parents. Pourtant c’est ce prolétariat qui a joué et continue ã jouer un rôle central dans les soulèvements qui secouent le pays, mais sans jusqu’à ce jour de représentation politique. C’est cette contradiction et la marche vers cette conscience des exploités qui sont la clef de tous les faits politiques de ces deux dernières années en Égypte.

Cette contradiction réside dans la jungle de la ville qui bouscule les traditions et détruit les solidarités anciennes mais aussi ce qu’il y a de plus pesant et coercitif dans la tradition et crée ainsi un "espace de liberté" mettant ã mal les anciennes autorités familiales patriarcales ou religieuses.

"Liberté" certes d’un prolétariat féminin et enfantin ã être exploité sans limites. Mais en même temps qu’elle devient cette "jungle", la ville mêle les traditions et fait rentrer ces travailleurs dans le prolétariat mondial.

On estime ã 3 millions les habitants des bidonvilles du Caire aux conditions de vie dramatiques dont un million dans son seul cimetière. Un million d’enfants abandonnés sont livrés ã eux-mêmes dans les rues des villes. Gavroches des temps modernes, on les trouve souvent dans les rangs des Ultra ou en première ligne des affrontements avec la police. En même temps on compte 21,7 millions d’internautes en Égypte.

Avec la ville, ses libertés, sa concentration et internet, le poids de la jeunesse s’est démultiplié. Mais le plus étonnant, c’est la participation importante à la révolution d’hommes d’âge mûr, qui jusque là , en assumant l’autorité dans la famille, patriarcale et religieuse, jouaient un rôle modérateur.

Sur le terrain industriel, l’ouverture à la concurrence mondiale a amené la privatisation des productions d’État les plus traditionnelles comme le textile dont les entreprises sont souvent rachetées par le capital indien, dans des conditions dégradées pour les salariés. Les terres sont reprises aux paysans au profit de grands latifundiaires. La "libéralisation" de l’économie mondiale a parfois entraîné une certaine industrialisation mais surtout la fermeture des entreprises d’État ( 4600 fermetures d’entreprises en 2012) comme la destruction des services publics provoquant la croissance de la pauvreté d’un côté.... et de la richesse de l’autre. La pauvreté est passée de 39% de la population en 1990 ã 48% en 1999 dans les régions urbaines et de 39% ã 55% dans les régions rurales. Aujourd’hui plus de 40% vivent avec moins d’un euro par jour.

De ce fait, en cherchant ã échapper aux vieilles institutions dans lesquels ils étaient enfermés, des masses d’hommes ont façonné des vagues d’immigration d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Dans le monde arabe, plus de 22 millions ont émigré, souvent dans les pays du Golfe mais aussi en Europe ou encore plus loin.Dans le désespoir qui frappe ces pays, il n’y avait qu’un échappatoire : fuir à l’étranger, y travailler, faire des études, partir, rêver d’un ailleurs meilleur. Mais une bonne partie des émigrés dans les États du Golfe est revenue. Quand aux frontières européennes, elles sont de plus en plus hermétiques... Ce qui n’a pas été pour rien dans les soulèvements actuels.

L’urbanisation et l’émigration ont non seulement montré un autre monde mais l’ont fait pénétrer en provoquant une véritable révolution matrimoniale qui sape les bases des régimes dictatoriaux comme les assises de la religion traditionnelle fondés tous deux sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la soumission des femmes et un taux de fécondité élevé. En 30 ans en Égypte – mais l’évolution est semblable dans tous les pays arabes - avec une urbanisation considérable et une immigration importante, bien des femmes se sont mis ã travailler, l’âge du mariage qui était de 17-18 ans pour les femmes est passé ã 23 ans, 27 pour les hommes. Ce qui signifie un célibat plus long et une période de disponibilité à l’action collective également. La fécondité est passé de 6 ã 7 enfants ã environ 3. On estime le taux de contraception ã près de 60%. Le nombre d’avortements, encore interdits, explose. L’écart d’âge traditionnellement élevé entre époux diminue comme l’habitude du mariage endogame. La durée du mariage, assez courte du fait des facilités de répudiation pour les hommes, s’allonge. La polygamie a quasiment disparu.

La violence actuelle du traditionalisme religieux est une réaction d’un monde dépassé par cette évolution, l’effondrement électoral brutal des Frères Musulmans y trouve ses fondements. La place Tahrir où cohabitaient sans problèmes hommes et femmes, a donné un visage ã ce chamboulement en montrant que ces archaïsmes ne sont pas inscrits au plus profond de la "nature humaine" mais ne tiennent que par ces régimes dictatoriaux qui y trouvent leurs assises. La famille, le mariage, l’héritage, les frontières nationales, l’éducation, les formes de collectivités, la représentation politique, religieuse et la propriété sont tous en crise.

Une marche des exploités vers la conscience politique qui affole les possédants

Contrairement ã ce qui est souvent dit, la révolution égyptienne n’a été ni étouffée par un soit-disant hiver islamiste ni ne s’est éteinte peu ã peu par usure lente.

Comme preuve, le mois d’avril 2013, avec 1462 mouvements de protestation recensés par le Centre International de Développement – 48 par jour - dont 62,4 % ont un caractère économique et social, a battu non seulement tous les records de l’histoire égyptienne mais représente aussi un sommet mondial pour ce mois. En comparant quantitativement, les mois qui ont séparé les deux révolutions russes de 1917 paraissent être un long fleuve tranquille. Car le mois de mars a quasiment été aussi agité avec 1354 protestations. De fait, depuis la prise du pouvoir par Morsi et les Frères Musulmans, en juillet 2012, le nombre de luttes a plus que doublé, en même temps que la seule année 2012 comptait déjà plus de mouvements que les 10 années précédentes.

Des millions d’égyptiens ont été entraînés sur la scène politique y faisant leur propre expérience. Certains pour la première fois, parfois utilisés par leurs patrons ou directeurs pour faire pression sur les autorités. Mais d’autres en sont déjà ã leur 5ème ou 6ème grève en deux ans, sans parler de leur participation ã des protestations de quartier ou des manifestations politiques. Tous, directement ou par capillarité, sont plus expérimentés et organisés qu’ils ne l’ont jamais été, de nouveaux militants se formant, cherchant des aliments idéologiques place Tahrir ou à l’université et tous les lieux de débats, sortant peu ã peu les classes exploitées égyptiennes de leur hébétude, les montrant capables de s’aider elles-mêmes et pesant de plus en plus sur les autres catégories sociales.

Sur les 10 derniers mois, depuis que Morsi est au gouvernement, la révolution a d’abord pris en septembre et octobre 2012 la forme de larges mouvements sociaux centralisés ã but économique autour des grèves générales des enseignants et des médecins. En novembre et décembre, elle est devenue un grand mouvement politique autour de l’exigence de la chute du régime considéré comme une nouvelle dictature. Elle a regroupé le 4 décembre jusqu’à 750 000 manifestants dans les rues du Caire et autour du palais présidentiel obligeant Morsi à la fuite, sauvé par la pusillanimité de l’opposition qui l’a accompagné dans le détournement du mouvement insurrectionnel dans les urnes d’un référendum constitutionnel et religieux. Avec l’abstention massive lors de ce scrutin en décembre, le peuple a fait l’expérience de la mise en minorité de l’ensemble de ses partis. En janvier, février et mars 2013, ce sont les villes du canal de Suez en insurrection qui ont massivement bravé l’état d’urgence et ridiculisé l’autorité du pouvoir islamiste qui l’avait mis en place. Mais ce sont aussi les villes ouvrières du delta du Nil comme Mansoura et Mahalla qui ont symbolisé la contestation dans tout le pays de l’autorité du gouvernement, de la police et des islamistes avec de très nombreux sièges du Parti de la Liberté et de la Justice (Frères Musulmans), commissariats ou préfectures, brûlés ou saccagés. Les immense appareils policiers ( 4 millions), militaires (3 millions), religieux ( 2 millions de Frères Musulmans) qui imposaient la terreur, semblent paralysés. Dans les mosquées, on voit des imams dénoncer le faux islam des salafistes et des Frères Musulmans. On y a même vu un très jeune conférencier y faire l’apologie de l’athéisme devant une foule de curieux. Il n’est pas même jusqu’à l’université Al Azhar, foyer central de l’islam moyen-oriental, qui ne soit entraîné par ses étudiants dans une contestation tous azimuts.

Sous le gouvernement CSFA de l’armée de janvier 2011 ã juillet 2012 et 9 élections, les égyptiens ont rompu avec leurs illusions sur l’armée et la démocratie représentative. Depuis le gouvernement des Frères Musulmans, ils ont rompu avec les illusions sur l’islam politique et apprennent à le faire avec le FSN, front des partis d’opposition sous la direction des libéraux, démocrates et socialistes nassériens.

C’est pourquoi on a vu apparaître ã partir de janvier 2013 des milices d’auto-défense baptisées par la presse du nom commun de Black Block pour se défendre de l’extrême violence des forces de police, rompant ainsi avec les traditions de non violence légale de l’opposition institutionnelle. C’est pourquoi sont apparus également des amorces d’auto-organisation populaire, conseil de ville ã Mahalla et Kafr el Sheick, embryon de police populaire, prison pour les Frères Musulmans et ébauche d’éducation prises en main par la population ã Port Saïd, témoignant d’une logique de situation où se pose la question de la démocratie directe.

En mars et avril, en même temps qu’on assiste ã un effondrement électoral des islamistes lors du scrutin pour la représentation électorale du milieu étudiant et que les universités font ainsi un pas de plus vers des foyers d’agitation politique permanente, la révolution, dans une espèce de respiration, se déplace vers les questions économiques. En commençant par une grève générale des cheminots, une multitude de mouvements sociaux émiettés, d’usines et de quartiers, ont éclaté contre des hausses de prix et des pénuries de fuel ou coupures d’électricité. Avant que peut-être les baisses des subventions sur les produits de première nécessité programmés par le gouvernement d’ici peu n’unifient ã nouveau le mouvement sur un même terrain mais alors brutalement politique.

Par ces multiples expériences, se forme ainsi peu ã peu l’idée que la sauvegarde de la révolution passe par la révolution sociale

Un fait en avril a été particulièrement significatif. Le grand journal libéral Al Masry al Youm a fermé ses portes. Propriété d’hommes d’affaires, ils ont estimé qu’il avait joué son rôle en aidant à la chute de Moubarak mais qu’aujourd’hui où les temps étaient à l’alliance entre islamistes et libéraux, une information libre ne pouvait que profiter à la classe ouvrière. En réponse, pour sa dernière parution, ses journalistes ont fait un numéro spécial expliquant qu’il ne pouvait pas y avoir de démocratie réelle sans démocratie économique et justice sociale, bref que l’avenir était à la révolution sociale !

La convergence actuelle des pertes d’illusions et des luttes ouvre à la démocratie directe, tend par là ã une prise en compte publique et ouverte des évolutions souterraines qui ont transformé les relations entre les hommes et les femmes, le type de famille, de mariage, l’héritage, l’éducation, la religion et la propriété : questions du socialisme et de la révolution permanente.

Ce n’est qu’habités de cette conscience émergente que les hommes au travers de leurs luttes peuvent se rendre acteurs de leur propre histoire en donnant un objectif aux organes de contre pouvoirs, qui ont commencé par la prise des places publiques, ont continué par la construction de syndicats et ONG diverses et pourraient se poursuivre par des comités de luttes d’usines, ou de villes et leurs coordinations ã des échelles, pourquoi pas, transfrontalières. C’est alors que leur portée sera d’autant plus grande que leur langage sera commun à l’humanité. 12.05.2013

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