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Les syndicats et les conseils d’usine
par : Facundo Aguirre , Ruth Werner

05 Nov 2002 | L'expérience des céramistes de Neuquén

A Neuquèn, les ouvriers de Zanon développent une expérience originale d’autodétermination : l’apparition d’une nouvelle organisation formée par de responsables de la production, une commission interne et le syndicat.
On prendra ici en compte les nouveaux éléments importants de cette expérience concernant la classe ouvrière, dans son sens stratégique de lutte pour un Etat des travailleurs.

La démocratie industrielle

Les ouvriers de Zanon viennent de fêter un an et huit mois d’occupation de l’usine et de production sans patron. Cette expérience a favorisé la constitution d’un nouveau type d’institution : la réunion de coordinateurs de la production, de la commission interne et du syndicat. Les coordinateurs sont élus par la base et ils représentent les différents secteurs, ateliers et les différentes tâches dans l’usine.

Dans la direction de l’usine, les ouvriers ont adopté - au niveau de la production - la même méthode d’organisation et de démocratie directe que celle utilisée dans la lutte contre le patronat. Ainsi comme en témoigne un ouvrier, "un moment donné les multiples problèmes (un matériel de seconde ou troisième qualité par exemple) ont été résolus… en assemblée. Nous avons organisé une journée de débat sur tout ce qui concernait la production et sa planification : les horaires, les gardes ouvrières de l’usine, le régime interne, les niveaux de production, les repos, etc… Quelques jours avant, on avait organisé la première réunion collective des dirigeants syndicaux, délégués et coordinateurs… Toute résolution est prise en assemblée, un compte rendu hebdomadaire de la production et des ventes étant également assuré… "

La nouvelle organisation a permis de prévoir un plan mensuel d’augmentation de la production, qui sert de base aux avancées politiques, comme l’embauche de nouveaux travailleurs issus du mouvement de chômeurs (piquetero) ou les travaux pour la communauté. Les ouvriers apprennent ainsi ã planifier l’activité de production, à l’opposé de la norme capitaliste de maximiser les profits et de minimiser les coûts. Grâce à la créativité ouvrière et à la coopération avec les ingénieurs et les étudiants de l’université du Comahue (Neuquén), la ligne de céramiques Mapuche [1] a été lancée.

Dans ce nouveau système se sont intégrés les différents secteurs qui représentent le collectif ouvrier (syndicat, commission interne et coordinateurs) unifiant les "tâches de production" et les "tâches politiques". Car en même temps que les fonctions du processus industriel sont discutées, les actions de développement de la Coordinadora del Alto Valle [2] sont stimulées, ainsi que la relation avec d’autres mouvements de lutte et la diffusion de leurs idées parmi la population.

Cette organisation ressemble ã ce que, dans l’histoire de la lutte de classes, on connaît comme le conseil ouvrier d’usine. Ces conseils, comme ceux qui sont apparus en Europe dans les années 1920, rassemblaient tous les travailleurs d’une usine (syndiqués ou non), représentant la structure même de l’usine. Ils se formaient par l’élection démocratique de délégués révocables. Ces comités pouvaient résoudre tous les problèmes liés à la vie ouvrière, exerçant la démocratie industrielle. Ils apparaissent dans des moments d’effervescence révolutionnaire de la classe ouvrière, dans lesquels ils se généralisent, revendiquant de fait l’émergence d’un double pouvoir - encore embryonnaire - au niveau des unités de production.

Bien que les travailleurs argentins ne soient toujours pas en position de force, l’expérience des céramistes a l’avantage d’exprimer une tendance ouvrière et anticapitaliste, née dans le sein même de la production, mettant en évidence la potentialité de la démocratie ouvrière dans la conquête d’unité des travailleurs. Elle montre une voie possible pour la création d’un nouveau mouvement ouvrier qui, malgré ses divisions et les obstacles provoquées par le chômage et la crise socio-économique, ainsi que la trahison de la bureaucratie syndicale, fait ses premiers pas dans la convulsive lutte de classes argentine inaugurée par les journées de décembre [3].

Le conseil d’usine et le syndicat

Les marxistes ont reconnu que le conseil d’usine est un dépassement de l’organisation syndicale classique. Celle-ci, par sa fonction, défend les revendications spécifiques et corporatives des travailleurs d’un collectif. Pour cela, elle reconnaît la souveraineté de l’Etat et la nature mercantile de la force de travail. A l’inverse, le conseil d’usine, représentation directe des producteurs regroupés dans le processus de production, exerce le contrôle ouvrier de la production, en remettant en cause ouvertement cet ordre, le capital et l’Etat bourgeois.

Le développement de la semi-intégration des syndicats par l’Etat dans les années 1990, le compromis de leur bureaucratie dirigeante avec les politiques patronales et l’énorme fragmentation de la classe ouvrière entre ouvriers ayant un travail et ouvriers au chômage, travailleurs ayant un CDI ou un CDD, nationaux ou immigrés, posent le besoin d’organisations qui unissent les forces des travailleurs. La reconquête des syndicats et des commissions internes actuellement est une tâche fondamentale pour pouvoir avancer sur cette voie. Libérées de leur bureaucratie, ces organisations peuvent dépasser les limites du syndicalisme pour devenir de véritables institutions représentatives de la classe ouvrière dans sa lutte contre la bourgeoisie et son Etat. Dans le cas des céramistes de Neuquèn, ils ont fait du SOECN un syndicat de classe, et la Commission Interne de Zanon a su stimulé le libre développement de l’initiative ouvrière dans la formation de cette organisation, proche des anciens conseils d’usine.

L’importance de cette institution est qu’elle peut devenir "l’état-major de l’entrée en lutte de couches de la classe ouvrière que les syndicats sont d’ordinaire incapables de mobiliser". L’expérience de Zanon indique cette possibilité. L’union avec les chômeurs (piqueteros) du MTD de Neuquén, qui ont fait partie de la garde ouvrière faisant face aux briseurs de grève patronaux payés par l’ex-propriétaire en octobre 2002, est déjà une avancée concrète.

Les propositions de nationalisation sous contrôle ouvrier et d’un plan de travaux publics, avancées par le SOECN, ont été capitales dans la formation de cette coordination. Différents secteurs en lutte, comme les enseignants et les travailleurs du secteur de la santé, se sont joints aux ouvriers pour créer la Coordinadora del Alto Valle, revendiquant une tendance ã dépasser la division corporative entre les mouvements sociaux.

La Coordinadora, bien qu’encore limitée ã une alliance dans la lutte et ã des secteurs d’avant-garde, montre déjà sa potentialité. Si elle se développe, son efficacité serait liée ã sa nature d’institution radicale des travailleurs de l’industrie, source d’inspiration du mouvement ouvrier et populaire régional [4] .

L’opposition à l’Etat

Le marxisme a toujours mis en évidence l’importance du conseil d’usine dans les mouvements révolutionnaires. Il y joue un rôle d’institution où "… la classe ouvrière se constitue dans un corps organique déterminé, comme une cellule d’un nouvel Etat, l’Etat ouvrier, comme base d’un nouveau système de représentation, le système des conseils".

Dans le cadre de la situation argentine, on ne peut pas encore dire que la généralisation d’organisations autonomes, comme celle de Zanon, sera une tendance qui prédominera dans la lutte de classes dans l’immédiat. Toutefois, pour les socialistes révolutionnaires, il est fondamental de saisir ses implications.

Pour le comprendre, il faut savoir que la logique de commandement et de fonctionnement du système capitaliste est fondé sur l’exploitation de la force de travail et l’appropriation privée du produit social. L’entreprise capitaliste moderne est un collectif plus complexe qui ne se résume plus à la production, englobant aussi les fonctions technico-scientifiques, intellectuelles, commerciales, de communication et financières, qui ont engendré un nouveau salariat. Il suit le sort de l’ouvrier industriel et fait partie de la classe ouvrière, c’est-à-dire une masse humaine qui doit vivre de la vente de sa force de travail.

Dans le capitalisme, l’ouvrier est un instrument de production. S’il prend conscience de sa réalité, de son potentiel, pour mettre cette production "comme base d’un appareil représentatif de type étatique (c’est-à-dire, non volontaire, contractuel ou par affiliation, mais plutôt absolu, organique, qui tient compte d’une réalité qu’il faut reconnaître si l’on veut assurer la nourriture, le vêtement, le logement, la production industrielle), si la classe ouvrière le fait, elle accomplit un acte essentiel, elle débute une nouvelle histoire…". Ainsi, du sein même de l’entreprise, ã partir du conseil apparaît une institution opposée au capitalisme, où les ouvriers réalisent une expérience d’autodétermination et d’administration, de direction et de planification.

Il s’agit d’un élément important et subversif, que la nouvelle organisation de Zanon signale comme nouveau chemin pour les nouvelles générations ouvrières et les mouvements qui posent en Argentine les jalons de la démocratie directe et de l’organisation indépendante, comme les assemblées de quartier et les mouvements de chômeurs (piqueteros) combatifs.

La question du pouvoir

Depuis les journées de décembre, le débat sur la "question du pouvoir" et sa relation avec la démocratie directe et l’auto-organisation des masses gagne en importance.
De la coordination, massification et organisation de la classe ouvrière et du peuple en lutte pourront surgir les institutions du nouveau pouvoir, sur lequel est basé l’avenir des travailleurs. En ce sens, on attache une importance majeure à l’expérience qu’ont initié les ouvriers de Zanon, comme une voie pour l’avancée du mouvement ouvrier dans l’auto-organisation et l’union avec les classes subalternes.

Nombre de militants sociaux, comme ceux qui revendiquent l’autonomisme [5] , approuvent l’expérience de Zanon et de sa gestion ouvrière, cette dernière représentant un acte d’auto-valorisation populaire qui est à la base des relations sociales plus solidaires. Le reconnaître est un grand pas qui reste néanmoins insuffisant, car l’essentiel n’y est pas présent : reconnaître le germe de pouvoir sous-jacent dans ce type d’organisation, qui anticipe un nouvel ordre social incompatible avec la domination capitaliste.

Pour ces courants avoir une stratégie de lutte pour le pouvoir gâche les possibilités de changement de l’ordre. Ils mettent en relief l’autonomie limitée au développement autogestionnaire, en dehors de la lutte politique contre l’Etat bourgeois, qu’ils ignorent. Ainsi, ils nient, en dernière instance, le rôle de la révolution comme moyen de briser l’ordre ancien, de disloquer la force de frappe de l’Etat, d’imposer un nouveau gouvernement, un gouvernement qui se fonde sur le pouvoir d’organisations autonomes des travailleurs et du peuple pauvre, qui englobent les masses exploitées et opprimées aux décisions dans tous les domaines de la vie sociale, politique et économique.

Les espaces de démocratie directe conquis juste après décembre sont l’expression du changement des relations de force entre les classes. La crise du vieux régime et de la bourgeoisie posera - tôt ou tard - le besoin de nouvelles actions révolutionnaires, jusqu’à la chute du régime bourgeois. Sinon, les classes dominantes imposeront leur solution par la force.

En ce sens, l’hégémonie politique, sociale et culturelle de la classe ouvrière est une question fondamentale, qui mérite la réflexion théorique profonde de tous les militants ouvriers et populaires, en particulier des marxistes. Entre-temps, la défense et l’extension de l’expérience des ouvriers de Zanon est une tâche de premier ordre pour tous ceux engagés dans la lutte.

*Publié dans La Verdad Obrera n°111, Buenos Aires, 05/11/2002.

 

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