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Culture

Tableaux de la révolution égyptienne

02/10/2011

par J. Masqat

Faire la révolution, ça s’apprend sur le tas, et on a toujours beaucoup ã apprendre*. C’est notamment le cas des Egyptiens qui viennent de commencer la leur et auxquels il reste encore un long chemin ã parcourir si l’on en croit Laila et Ruud.

Laila Soliman est une metteur en scène et écrivaine égyptienne de trente ans. Ruud Gielens, trente-quatre ans, est belge, Cairote d’adoption, metteur en scène également et producteur. Tous deux sont à l’origine et codirigent Lessons in revolting/Dourous fil thaoura, une performance théâtrale d’une heure et demie qui a fait salle comble entre le 19 et le 23 août 2011 au théâtre Rawabet, situé dans une ruelle étroite et animée de Wast el-Balad, le centre-ville du Caire.

Les vingt premières minutes du spectacle sont consacrées aux dix-huit jours de la révolution qui ont conduit à la chute d’Hosni Moubarak. Le fil des événements se reconstruit ã travers des images et des séquences vidéo prises place Tahrir en janvier et février. On y retrouve les visages des artistes qui sont sur scène, car Aly, Mariam, Karima, Saida et les autres étaient de toutes les manifestations. Certains se connaissaient déjà –la scène artistique cairote étant assez réduite– d’autres avaient déjà travaillé avec Laila. L’idée de monter un spectacle avec eux lui est venue au mois de mai.

« Le titre de la pièce est volontairement ambigu, soulignent les metteurs en scène. On a choisi de jouer sur les mots : se révolter d’une part, c’est-à-dire se rebeller, mais aussi être révolté, dégouté, en avoir assez. Pour ce qui est des "leçons", on ne pense pas être en mesure d’en donner ã quiconque. C’est plutôt une façon de se moquer de la presse occidentale qui a décrit la révolution égyptienne comme une révolution exemplaire, triomphante, alors que ça a été quelque chose de très dur et ça continue à l’être ».

Et comme on n’en est qu’au premier acte, Lessons in revolting invite les Egyptiens ã s’entraîner, ã se préparer, à la fois physiquement et spirituellement, pour résister et poursuivre sur la voie qui s’est ouverte le 25 janvier.

« Nous avons beaucoup travaillé sur le corps et les mots ne sont venus qu’après, racontent Ruud et Laila. C’est en partie parce que les mots, souvent, nous ont semblé trop limités. Notre révolution a été extrêmement physique ».

Faire tenir la place Tahrir sur une scène de théâtre

La scène se transforme l’espace de quelques minutes en place Tahrir, traversée par les cris des manifestants, leurs slogans, les charges de la police, les explosions des grenades assourdissantes. Dans la salle les acteurs s’entrainent ã combattre, avec rage ou euphorie. Ils apprennent ã tomber. Ils s’arrêtent, hors d’haleine, pour mieux recommencer.

Chacun a son arme, qu’il s’agisse d’un poème, d’une épée, d’une chanson ou d’un monologue. Un monologue dur et amusant comme celui d’Aly Sobhy qui avec sarcasme et ironie rend hommage au rôle exemplaire qu’auraient joué les militaires égyptiens pendant tout le processus. Au même moment les images qui nous sont projetées derrière lui nous racontent comment ce sont ces mêmes militaires qui l’ont arrêté le 9 mars et qui l’ont torturé pendant les quatre jours passés derrière les barreaux dans la prison d’Hikestep.

« Quand nous avons commencé ã travailler nous avons décidé que chacun devait apporter sa contribution. Nous avons vécu la même révolution mais nous avions des choses différentes ã dire et tout le monde devait se sentir libre de donner sa version des événements, explique Ruud. Ça n’a pas été facile de mettre en scène le spectacle. On s’est pas mal engueulés, poursuit-il en souriant, parce qu’il s’agissait de mélanger l’expérience à la fois politique et personnelle de tous les acteurs. Apparemment, on a fini par se comprendre ».

Laila n’en est pas ã sa première mise en scène au Caire. Lessons in revolting a néanmoins représenté quelque chose de profondément nouveau pour elle.

« La question ce n’est pas de savoir si l’on travaille avec ou sans censure, dit-elle ou si maintenant on peut s’exprimer plus librement qu’avant. C’est d’abord une question de courage ».

Et il en a fallu du courage pour monter ce spectacle. Pour les acteurs comme pour les metteurs en scène l’enjeu était de relancer le pari politique du peuple égyptien : se débarrasser non seulement des symboles les plus évidents de l’ère Moubarak mais se défaire réellement de l’ancien régime, ne pas hypothéquer les sacrifices qui ont été fait jusqu’à présent, être vigilant –en dépit de la fatigue presque physiologique accumulée au cours des derniers mois de mobilisations– et rester déterminé ã reprendre le combat, comme les acteurs, ã bout de souffle, épuisés par la danse exténuante qui clôt le spectacle et qui néanmoins luttent pour rester debout jusqu’à la fin.

En juillet, lorsque les répétitions ont commencé, place Tahrir était ã nouveau occupée. On y trouvait les tentes des familles des « shaïds », des martyrs de la révolution, exigeant que justice soit rendue. Les comédiens se partageaient donc entre Tahrir pendant la journée et les répétitions le soir et ce jusqu’à ce que le Conseil suprême des forces armées (SCAF), qui assure l’intérim depuis la chute de Moubarak, ne décide de vider la place de ses manifestants, juste avant le début du mois de ramadan, le 31 juillet 2011.

Une armée toujours bien présente

C’est en ce sens que Laila dit combien Lessons in revolting n’est pas un spectacle sur la révolution. C’est un morceau de révolution qui prend position pour affirmer que les contradictions sociales sont loin d’être résolues, que les piliers de l’ancien régime sont encore là –malgré les procès intentés contre Moubarak, ses fils et certains ministres et hauts fonctionnaires– que la « transition démocratique » est sérieusement compromise par différents acteurs de la politique égyptienne, ã commencer par le SCAF.

Le spectacle fait feu ã plusieurs reprises sur les forces armées égyptiennes et soutient activement la campagne « No to military trials for civilians » (non à la cour martiale pour les civils). Cette campagne s’oppose ã ce que les manifestants arrêtés au cours des mobilisations depuis janvier soient jugés par des tribunaux militaires. En effet, selon Human Rights Watch et Amnesty International, plus de 10.000 personnes ont été jugées par des cours martiales.

Pendant ces procès, qui dépassent rarement les vingt minutes, les accusés passent devant un juge par groupe de cinq ã trente. Les accusations vont du non-respect du couvre-feu lorsqu’il était en vigueur, ã celle d’atteinte à la propriété privée, d’incitation à l’émeute ou d’insulte aux forces armées. Les peines peuvent aller de six mois ã 25 ans de prison ferme.

« Aucun civil ne devrait être traduit devant la justice militaire a reconnu dernièrement le général Mamdouh Shaheen, mais l’urgence de la situation à laquelle nous avons ã faire face nous y oblige malheureusement, et ce jusqu’à ce que la justice civile soit en mesure d’assurer cette tâche ». Laila et Ruud ne sont pas d’accord avec cette interprétation du « droit » égyptien. « L’armée n’a jamais été du côté de la révolution. C’est un malentendu que les militaires entretiennent. L’armée a réprimé et a torturé avant la révolution et continue à le faire. Hier c’était une blogueuse qui était emprisonnée, aujourd’hui c’est au tour d’un militant de gauche, et ainsi de suite. C’est une façon pour mettre la pression et intimider la population », témoignent Ruud et Laila.

Un spectacle en [r]évolution

Tous les après-midi, ã quatre heures et demie, les répétitions reprennent. Les monologues des comédiens sont constamment retravaillés puisqu’il y a tous les jours quelque chose de nouveau ã dire. Ainsi, la mort le 18 août de cinq soldats égyptiens dans le Sinaï tués par des tirs de Tsahal et les manifestations de protestations devant l’ambassade israélienne au Caire, deviennent partie intégrante de la pièce.

Tous les soirs les spectateurs applaudissent longuement. Beaucoup de jeunes. Ils sont nombreux ã avoir participé aux manifestations et certains y ont pris goût. A la fin de la pièce, public et acteurs se retrouvent aux tables du café qui jouxte le théâtre, autour d’un thé et d’une chicha, entre les voitures, capot ouvert, sur lesquelles travaillent jusqu’à tard dans la nuit les mécanos du garage d’en face.

Lessons in revolting est arrivée en Europe. Représentée ã Zurich fin août, la pièce passe par la Suisse, l’Allemagne et la Hollande. Laila et les autres espèrent que ça pourra contribuer ã raconter auprès d’un public occidental une version plus articulée et moins radieuse de ce qui s’est passé en Egypte au cours des derniers mois. Non pas la révolution démocratique et pacifique des réseaux sociaux mais une lutte violente et épuisante qui n’a pas dit son dernier mot. Voilà une des leçons dont il faudra se souvenir.

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