FT-CI

« Un nouvel art pour un monde nouveau »

Exposition Tatlin en Suisse

17/09/2012

Par Paul Tanguy

Le Musée Jean Tinguely de Bâle, en Suisse, organise jusqu’au 14 octobre une rétrospective complète consacrée au révolutionnaire soviétique Vladimir Tatlin (1885-1953), une occasion pour passer en revue quelques-unes des principales œuvres du grand artiste, connu principalement pour avoir été à l’origine du fameux « Monument à la Troisième Internationale ».

Cela faisait plus de vingt ans qu’une telle exposition n’avait pas été organisée et « Tatlin, un nouvel art pour un monde nouveau » présente un large éventail des œuvres de l’artiste d’avant-garde russe, dont la vie et la production sont étroitement liées aux débats et aux discussions sur la vie, l’art et la révolution d’avant et après Octobre 1917.

En voyage…

Né ã Kharkov, en Ukraine, en 1885, Tatlin s’embarque très jeune comme mousse et commence ã bourlinguer, un peu à l’image d’autres artistes qui lui sont contemporains et s’enthousiasmeront également pour le bolchévisme, à l’image de Jack London ou Panaït Istrati. Entre deux escales sur la Mer noire, en Turquie, puis en Grèce ou en Afrique du Nord, il joue de la musique (Tatlin était un éminent joueur de bandura, sorte de luth ukrainien traditionnel ã cinquante cordes), mais surtout, il peint. D’abord des icônes orthodoxes, puis des toiles. Fasciné par la peinture d’avant-garde de son époque, ã commencer par le fauvisme et le cubisme, il ne peut résister à l’attrait de Paris où nombre de peintres ont élu domicile avant la Première Guerre mondiale. C’est dans la capitale française qu’il rencontre Pablo Picasso en 1914, avant de s’établir ã Moscou. De retour en Russie, il collabore (avant de rompre avec grand fracas) avec un autre grand peintre russe, Kazimir Malévitch. C’est de cette période notamment que date un certain nombre d’huiles d’inspiration très « début de siècle », où les corps nus décomposés et les moussaillons (qui ne sont pas sans rappeler ceux du cuirassé Potemkine ou de Kronstadt) occupent un espace très important, comme en témoigne le fameux Portait de marin, de 1912.


Tatlin, Portrait de marin, 1912

Les « contre-reliefs » : du bois et du carton au service de la Révolution

Mais rapidement la peinture, le chevalet et la toile semblent ã Tatlin un carcan trop étroit pour s’exprimer pleinement. Influencé par les collages d’un Picasso, n’hésitant pas ã recourir au carton, au bois et autres matériels recyclés recueillis au fil de ses errances ã Montmartre, Tatlin commence ã travailler ã des sculptures, persuadé qu’il « faut mettre l’œil sous le contrôle du toucher ». Bientôt, ces volumes vont donner lieu ã ce que Tatlin va appeler des « contre-reliefs », dont beaucoup sont exposés ã Bâle. La surface de la toile sur laquelle il s’était exprimé jusqu’alors explose. Tatlin colle, assemble, soude, noue. Tout y passe : des filins, des ficelles, des panneaux de bois, des échardes, des bristols, du carton.


Tatlin, Contre relied d’angle, 1914

Ces structures d’angle ne sont pas sans rappeler les matures des bateaux sur lesquels il avait navigué, mais l’intention du peintre à leur égard est en réalité beaucoup moins figurative que révolutionnaire. En effet, en créant ces « contre-reliefs », Tatlin choisit de rompre radicalement, non seulement avec l’académisme, mais également avec une conception de l’artiste-créateur isolé. Il ne signe aucune de ses créations et utilise la troisième personne du singulier pour les présenter. C’est sa manière à lui d’incarner la « révolte des objets et des choses » à laquelle son contemporain, le poète Maïakovski, appelait de ses vœux et que Tatlin décide de reprendre.

Tatlin entend recourir à l’abstraction totale afin d’épurer l’art de ses signifiés allégoriques et symboliques. L’enjeu, pour lui comme pour les artistes et intellectuels de la Russie prérévolutionnaire qu’il fréquente, est de réduire le matériel artistique ã ses valeurs purement sémantiques, de façon ã s’opposer à l’aliénation et au caractère marchand de l’art sous le régime capitaliste.

Octobre et la Troisième Internationale

Après 1917, il participe avec enthousiasme au bouleversement révolutionnaire en cours, en travaillant au service du nouveau régime soviétique, comme enseignant, mais également en continuant ã poursuivre ses recherches sur l’art. C’est ã ce moment-là qu’il présente son projet monumental, véritable mythe de l’architecture constructiviste soviétique d’avant-gardeet qui est au centre de la rétrospective du Musée Tinguely : le Monument à la Troisième Internationale. Son projet de tour de quatre cent mètres de hauteur ne verra jamais le jour autrement qu’à travers plusieurs modèles réduits et dont deux sont exposés au cœur de la rétrospective, avec leurs poulies, engrenages et axes grinçants, car la tour, telle qu’elle était conçue, devait évoluer autour de son axe.


Tatlin avec un assistant devant la maquette du monument a la III Internationale

Le Monument à la Troisième Internationale devait être est une sorte de grand fuselage d’acier conique incliné au centre duquel plusieurs volumes (cube, pyramide, cylindre, et demi-sphère) devaient tourner autour d’un seul et même axe, ã des vitesses différentes. Ils incarnent ainsi les syncopes et les contretemps de l’art de la révolution sociale que les bolcheviks entendent systématiser et orchestrer ã travers une nouvelle Internationale, après la faillite de la social-démocratie en août 1914 et la victoire de la révolution d’Octobre. Le projet est des plus ambitieux. Avec un esprit un peu bravache, ses quatre cents mètres doivent dépasser la Tour Eiffel, cette même tour que Vladimir Maïakovski appelle ã se mutiner et ã rejoindre la Russie des soviets dans son recueil de poèmes Paris, publié ã peu prés à la même époque, en 1925 [1]. La Tour doit enjamber la Neva, ã Petrograd, et être, selon les termes de Viktor Chklovski, un monument « d’acier, de verre et de révolution ».

Le cube, se trouvant ã sa base, et devant connaître une révolution annuelle, est censé servir de salle de conférence et accueillir les Congrès de l’Internationale. Le cylindre, au-dessus, opérant une rotation tous les mois, doit servir de bureau à l’appareil de l’Internationale Communiste. Encore au-dessus se situe une pyramide, opérant une rotation complète toutes les semaines, et devant servir de bureaux à l’appareil de propagande. Quant à la demi-sphère, au sommet, elle tourne sur elle-même une fois par jour, et elle doit servir, notamment, de station radio. Les événements révolutionnaires, la guerre civile et la pénurie extrême qui en découle constitueront, au final, des obstacles irrémédiables, qui empêchèrent le projet de sortir de terre.

Le Thermidor stalinien et l’envol de Letatlin

Les deux autres sections de la rétrospective témoignent de la façon dont Tatlin, ã sa façon, essaya de résister à la glaciation politique et artistique qui commence ã poindre dès la seconde moitié des années 1920, avec la stalinisation grandissante du régime soviétique qui n’épargnera aucunement les avant-gardes artistiques. Marginalisé, Tatlin se désengage progressivement de sa recherche architecturale, en butte à l’hostilité grandissante des nouveaux dogmes réalistes et socialistes d’un régime qui ne commande plus que des œuvres fonctionnelles ã sa propre justification et glorification.

Tatlin se rabat d’une part du côté du théâtre, une de ses passions de jeunesse, et travaille ã nombre de décors et de mises en scènes. Il cherche aussi une bouffée d’oxygène contre les pesanteurs staliniennes du côté des cieux, choix somme toute paradoxal pour un marxiste révolutionnaire convaincu…


Letalin lors d’une parade vélivole près de Moscou,1933

Il commence ainsi ã travailler ã un de ses anciens projets, un rêve révolutionnaire, vieux comme l’humanité s’il en est : voler. Un peu à l’image d’un autre génie, Léonard de Vinci, Tatlin se lance dans la construction de machines volantes destinées ã permettre aux femmes et aux hommes de récupérer cette fonction icarienne que nous aurions tous eue, selon Tatlin, et que l’humanité aurait perdu avec l’évolution de la société de classes. C’est ainsi qu’on découvre au Musée Tinguely, suspendues au plafond, les différentes machines volantes et ailes géantes des Letatlin, les engins sensés permettre à leur pilote de prendre son envol et auxquels l’artiste se consacre à la fin des années 1920.

Rejeté par les cercles officiels de l’art officiel, Tatlin décède en 1953, comme Staline, mais dans un anonymat quasi complet. Ce n’est que dans les années 1960, à la faveur du dégel post-stalinien, qu’il est redécouvert, à l’Est comme à l’Ouest. Ce n’est pas un hasard sans doute si la première grande exposition qui lui est consacrée après sa mort est montée ã Stockholm, en 1968, au Moderna Museet, au moment où les rues de la capitale suédoise sont le théâtre de mobilisations étudiantes très violentes, à l’image de ce qui commence ã se passer, à la même époque, aux quatre coins du monde.

Longtemps oublié, ou alors relégué au rang de « grand utopiste de l’architecture », Tatlin est appelé ã nous accompagner en ces temps turbulents. Nous aurons sans doute besoin, nous aussi, de la même rage et de la même volonté d’en finir avec ce vieux monde dont témoigne « le nouvel art » pour lequel Tatlin et les artistes révolutionnaires se battaient au début du siècle dernier.

03/09/12

  • NOTAS
    ADICIONALES
  • [1Dans « Discussion avec la Tour Eiffel », écrit en 1923, Maïakovski apostrophe la Tour : « Allons, la tour/ Venez chez nous,/ là on a besoin de vous !/ Venez chez nous !/ Nous vous accueillerons/ au milieu des fumées/ et des lueurs de l’acier./ Nous vous accueillerons/ plus tendrement qu’un premier amour./Allons ã Moscou !/ Chez nous/ ã Moscou/ il y a de la place./ Chaque rue/ aura sa tour./ (…) Décidez, la tour,/ dressez-vous maintenant,/ renversez Paris sens dessus dessous !/ Allons/ chez nous !/ Chez nous en URSS/ Allons chez nous !/ Je vous aurai/ le visa. », V. Maïakovski, Du monde j’ai fait le tour. Poèmes et proses, La Quinzaine Littéraire/LV, Paris, 1998, p. 85-86.

Notas relacionadas

No hay comentarios a esta nota

Periodicos

  • PTS (Argentina)

  • Actualidad Nacional

    MTS (México)

  • EDITORIAL

    LTS (Venezuela)

  • DOSSIER : Leur démocratie et la nôtre

    CCR NPA (Francia)

  • ContraCorriente Nro42 Suplemento Especial

    Clase contra Clase (Estado Español)

  • Movimento Operário

    MRT (Brasil)

  • LOR-CI (Bolivia) Bolivia Liga Obrera Revolucionaria - Cuarta Internacional Palabra Obrera Abril-Mayo Año 2014 

Ante la entrega de nuestros sindicatos al gobierno

1° de Mayo

Reagrupar y defender la independencia política de los trabajadores Abril-Mayo de 2014 Por derecha y por izquierda

La proimperialista Ley Minera del MAS en la picota

    LOR-CI (Bolivia)

  • PTR (Chile) chile Partido de Trabajadores Revolucionarios Clase contra Clase 

En las recientes elecciones presidenciales, Bachelet alcanzó el 47% de los votos, y Matthei el 25%: deberán pasar a segunda vuelta. La participación electoral fue de solo el 50%. La votación de Bachelet, representa apenas el 22% del total de votantes. 

¿Pero se podrá avanzar en las reformas (cosméticas) anunciadas en su programa? Y en caso de poder hacerlo, ¿serán tales como se esperan en “la calle”? Editorial El Gobierno, el Parlamento y la calle

    PTR (Chile)

  • RIO (Alemania) RIO (Alemania) Revolutionäre Internationalistische Organisation Klasse gegen Klasse 

Nieder mit der EU des Kapitals!

Die Europäische Union präsentiert sich als Vereinigung Europas. Doch diese imperialistische Allianz hilft dem deutschen Kapital, andere Teile Europas und der Welt zu unterwerfen. MarxistInnen kämpfen für die Vereinigten Sozialistischen Staaten von Europa! 

Widerstand im Spanischen Staat 

Am 15. Mai 2011 begannen Jugendliche im Spanischen Staat, öffentliche Plätze zu besetzen. Drei Jahre später, am 22. März 2014, demonstrierten Hunderttausende in Madrid. Was hat sich in diesen drei Jahren verändert? Editorial Nieder mit der EU des Kapitals!

    RIO (Alemania)

  • Liga de la Revolución Socialista (LRS - Costa Rica) Costa Rica LRS En Clave Revolucionaria Noviembre Año 2013 N° 25 

Los cuatro años de gobierno de Laura Chinchilla han estado marcados por la retórica “nacionalista” en relación a Nicaragua: en la primera parte de su mandato prácticamente todo su “plan de gobierno” se centró en la “defensa” de la llamada Isla Calero, para posteriormente, en la etapa final de su administración, centrar su discurso en la “defensa” del conjunto de la provincia de Guanacaste que reclama el gobierno de Daniel Ortega como propia. Solo los abundantes escándalos de corrupción, relacionados con la Autopista San José-Caldera, los casos de ministros que no pagaban impuestos, así como el robo a mansalva durante los trabajos de construcción de la Trocha Fronteriza 1856 le pusieron límite a la retórica del equipo de gobierno, que claramente apostó a rivalizar con el vecino país del norte para encubrir sus negocios al amparo del Estado. martes, 19 de noviembre de 2013 Chovinismo y militarismo en Costa Rica bajo el paraguas del conflicto fronterizo con Nicaragua

    Liga de la Revolución Socialista (LRS - Costa Rica)

  • Grupo de la FT-CI (Uruguay) Uruguay Grupo de la FT-CI Estrategia Revolucionaria 

El año que termina estuvo signado por la mayor conflictividad laboral en más de 15 años. Si bien finalmente la mayoría de los grupos en la negociación salarial parecen llegar a un acuerdo (aún falta cerrar metalúrgicos y otros menos importantes), los mismos son un buen final para el gobierno, ya que, gracias a sus maniobras (y las de la burocracia sindical) pudieron encausar la discusión dentro de los marcos del tope salarial estipulado por el Poder Ejecutivo, utilizando la movilización controlada en los marcos salariales como factor de presión ante las patronales más duras que pujaban por el “0%” de aumento. Entre la lucha de clases, la represión, y las discusiones de los de arriba Construyamos una alternativa revolucionaria para los trabajadores y la juventud

    Grupo de la FT-CI (Uruguay)